ServerGroup
L'industrie du troisième millénaire

  in Le Nouvel Observateur 8 mars - 15 mars 2001

 

 

 

480 millions de francs
Thierry Ehrmann
Le fou du Net

Domaine de la Source, Saint-Romain-au-Mont-d'Or. Dès le hall d'accueil, tout est noir : noirs les murs, noir le costume du maître des lieux, Thierry Ehrmann, 39 ans, patron d'Artprice.com, noires les poutres de son immense salon-bureau décoré de meubles haute époque et de tableaux contemporains, comme cette immense photo représentant le visage d'un mort aux paupières d'ombre pris à Sarajevo. Sur toutes les tables, des ordinateurs. Drôle d'antre avec ce propriétaire qui se donne des airs de Faust. « Ici, explique Ehrmann, on compile en temps réel les flux d'information sur toutes les données du marché de l'art. Ensuite, on les revend aux grandes institutions internationales, aux agences de presse, aux journaux financiers. » Le débit est pressé, précis. En fait, l'activité de Thierry Ehrmann ne s'arrête pas là : le groupe Serveur (« celui qui affranchit par la connaissance », dit-il), qu'il a fondé à Lyon en 1987 et dont il détient 95% est une holding regroupant 13 sociétés valorisées à 730 millions de francs (1). Toutes sont des banques de données spécialisées - judiciaires, économiques, médicales - qui proposent des services en ligne. Les milieux d'affaires ont dû penser que cet homme avait pactisé avec le diable, pour porter systématiquement le fer dans leurs arrangements. « Je dérègle des marchés opaques en mettant l'information à la disposition de tous », dit-il. Il y a un désir de revanche chez cet homme-là.

L'idée lui en est venue tôt. Thierry Ehrmann a grandi à Lyon, fils unique d'un polytechnicien, docteur en droit. Son père voyage en Europe, au service de l'Eglise, qui fait appel à lui quand elle a des biens à vendre. « Les hommes d'affaires catholiques se parlaient en latin », se souvient-il. A l'école, il est un brillant élève. « Mais je créais une atmosphère bizarre, qui m'a valu de me faire systématiquement renvoyer des établissements. Je n'étais pas à la même vitesse d'horloge », dit-il. Cela n'a pas changé.

Il n'a pas 18 ans quand son père, qui dirige alors une usine chimique, meurt. Il prend la suite et le voilà en train de se bagarrer contre les autres producteurs d'ester éthylique, qui s'entendent pour imposer leur tarif. « C'était illicite », s'insurge-t-il. Il se rebiffe, mobilise les syndicats, d'autres utilisateurs et obtient, après l'envoi de centaines de télex, la modification des prix. « J'ai découvert que le pouvoir n'était plus dans l'outil de production, mais dans la capacité de manier de l'information », conclut-il.

A l'époque, il se lie d'amitié avec quelques personnalités qui deviendront des vedettes de l'économie multimédia : Gérard Théry, le père du Minitel, Thierry Breton, défenseur du télétravail, aujourd'hui PDG de Thomson, Bruno Bonnel, PDG d'Infogrames... Dès que l'outil Internet paraît, Thierry Ehrmann en mesure l'intérêt. « C'est un visionnaire », dit Marc Del Piano, directeur artistique du groupe, qui le pratique depuis dix-huit ans. « On ne comprend pas toujours ce dont il parle, mais il finit toujours par avoir raison. Je ne connais pas de meilleur analyste du fonctionnement de la société », ajoute-t-il. Son deuxième combat, c'est la défense des régions contre le centralisme parisien. Toujours ce refus des hégémonies quelles qu'elles soient. Son pôle de presse compte déjà Regional Press Agency, une agence bilingue qui diffuse l'information financière, économique et sociale de Rhône-Alpes et des autres régions européennes, une partie du capital de l'agence de presse photographique Editing, basée à Lyon, et de « Bref Rhône-Alpes », un hebdo économique.

Son téléphone n'arrête pas de sonner : un avocat lui parle d'une OPA sur une firme de la région, un boursier lui donne des nouvelles du Cac, un collaborateur qui doit fixer la date d'un conseil d'administration exceptionnel avec le groupe LVMH, à New York, actionnaire à 17% d'Artprice.com.

Il court sur Thierry Ehrmann des rumeurs étranges : il aurait un élevage de loups. « J'ai eu des wallabis Bennet de Nouvelle-Zélande », corrige-t-il. Il serait bigame : « Je vis ici avec deux personnes. » Et pourquoi cette curieuse natte chinoise ? Ce noir omniprésent ? « Les couleurs sont tellement fortes que le noir repose. » Cet homme ne doit pas savoir comment stopper sa mécanique mentale. Quand il n'est pas occupé à ouvrir une filiale à l'autre bout du monde, il se passionne : en vrac, pour la photo noir et blanc (évidemment), pour la théologie, pour la franc-maçonnerie - il a sans doute été le plus jeune membre de la GLNF, la Grande Loge nationale française -, pour la psychiatrie - il a même écrit un ouvrage (2) où il démontrait que « la psychiatrie ne reposait pas sur des critères cliniques, ou physiologiques, mais essentiellement sur des critères de non-adhésion à un contrat social ». Mais l'art, « ce supplément d'âme pour le XXIe siècle », reste son hobby et son business favori. Régulièrement, il dote le musée d'Art contemporain de Lyon d'oeuvres d'art achetées avec ses fonds propres. « Il n'y a de richesse que si elle est partagée. » Artprice.com est devenu le principal partenaire privé de la Biennale d'art contemporain. « C'est une collaboration fructueuse pour lui et pour nous », dit Sylvie Burgat, la directrice générale des Biennales de Lyon. Thierry Ehrmann aurait aimé que le thème de la prochaine biennale, qui doit se tenir en juin prochain, soit « borderline ». Ce sera « connivence » : moins inquiétant.

(1) « Lyon Mag' », janvier 2001.
(2) DSM3 : Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders.

Caroline Brizard
copyright ©2001 Le Nouvel Observateur

PRESENTATION
SOCIETES
PARTICIPATIONS
LA BOURSE
REVUE DE PRESSE