Thierry Ehrmann
" On dérange tout un système "
Etonnante manipulation, fin mai. Radios et journaux
ont tout à coup annoncé que le Lyonnais Thierry Ehrmann,
patron du groupe Serveur, implantée à Saint-Romain au Mont
d'Or, venait d'être condamné à 1 million d'euros pour
plagiat. En fait, cette décision remontait à juin 2000 !
Et il venait au contraire de gagner devant la Cour d'Appel de Lyon.
Manipulation ? Sans doute, d'autant plus que cette affaire, qui a opposé
Ehrmann à un éditeur parisien est complexe. Et que les intérêts
en jeu sont énormes. A l'origine de cette bataille judiciaire :
la création par le groupe Serveur, il y a 7 ans, d'une banque de
données accessible au grand public et spécialisée
dans les conventions collectives. Un créneau où jusque là
les Editions Législatives bénéficiaient d'un véritable
monopole avec la complicité des professionnels du droit social.
D'où cet affrontement. Interview de Thierry Ehrmann. Pour lui répondre,
Lyon Mag' a sollicité Daniel Roux, et Olivier Gaultier le patron
des Editions Législatives, qui a refusé de s'expliquer.
Alors vous venez d'être condamné par la
Cour d'Appel de Lyon ?
Thierry Ehrmann : Non, au contraire, la Cour d'Appel de Lyon vient
de confirmer un jugement qui avait débouté de toutes leurs
demandes les Editions Législatives qui demandaient l'arrêt
de toutes les banques de données du Serveur Administratif, une
filiale du groupe Serveur que j'ai créé en 1987, qui propose
au grand public la synthèse de toutes les conventions collectives
issues du journal et du bulletin officiel.
Pourquoi les Editions Législatives vous ont
attaqué en justice ?
Parce que le patron des Editions Législatives, qui édite
des dictionnaires qui font aussi la synthèse des conventions collectives,
considère qu'on a purement et simplement copié ses dictionnaires.
Et c'est vrai ?
Non, c'est totalement faux ! En fait, les Editions Législatives
défendent un monopole qu'on a fait exploser en diffusant les conventions
collectives au grand public sur Minitel et Internet. Du coup, ils s'acharnent
pour nous empêcher de diffuser ces informations qui sont totalement
libres de droit car cela menace leur petit fonds de commerce qui leur
avait permis de gagner beaucoup d'argent sans avoir à affronter
la moindre concurrence.
Pourtant vous avez déjà été
condamné à payer 6 millions de F pour plagiat dans cette
affaire !
C'est vrai. J'ai été condamné à 10 millions
de F en première instance et cette somme a été ramenée
à 6 millions de F par la Cour d'Appel. C'était en juin 2000.
Mais je n'hésite pas à dire que cette décision est
scandaleuse.
Pourquoi cette décision judiciaire est scandaleuse
?
Parce que la justice reconnaît à travers cette décision
que les Editions Législatives sont le seul éditeur à
avoir le droit de publier les conventions collectives. Ce qui revient
à reconnaître à cet éditeur le droit de s'approprier
totalement le droit social avec ses dictionnaires de conventions collectives.
Et c'est un marché énorme de 900 millions de F qui représente
un bénéfice de 200 millions de F par an. D'ailleurs, les
conventions collectives représentent, rien qu'à elles seules,
50% du bénéfice des Editions Législatives.
Comment vous vous êtes intéressé
à ce marché ?
Dans les années 90, je me suis aperçu que toute information
sur le droit social était en fai monopolisée par les cabinets
d'avocats spécialisés qui étaient les clients des
Editions Législatives qui leur vendaient chaque année un
classeur recensant tous les changements sur les conventions collectives.
Un classeur facturé entre 3 et 5 000F. L'accès aux conventions
collective était donc réservé uniquement aux 90 000
professionnels du droit qui avaient les moyens de se payer ces gros dictionnaires.
Alors que ces conventions collectives concernent 19 millions de salariés
en France qui ignorent la plupart du temps le contenu de ces conventions.
Pourquoi cette ignorance des conventions collectives
?
Parce qu'il y a 550 conventions collectives en France, ce qui fait du
droit social un droit monumental qui en plus bouge tout le temps avec
des mises à jour permanentes. En effet, c'est un droit qui est
élaboré par les partenaires sociaux avec les accord de branches
en fonction des professions et des entreprises, mais aussi avec des lois
comme les 35 heures qui obligent à tout revoir. Ce qui rend tout
ça très difficile à suivre.
Votre idée de départ ?
Synthétiser ce droit pour le rendre accessible au grand public.
On a donc fait un travail colossal avec une armée de juristes qui
ont travaillé plus de 20 000 heures pour réunir toutes les
conventions collectives de France. Puis, on a déposé un
logiciel informatique qui permet d'organiser ces données et de
les diffuser sur Minitel, CD-ROM ou Internet. L'intérêt,
c'était d'avoir un accès facile et direct à ces conventions
qui grâce à notre système peuvent être réactualisées
chaque jour. D'ailleurs, chaque jour, on remplit l'équivalent de
150 à 200 feuillets à partir des informations publiées
dans le journal officiel.
Et ça marche tout de suite ?
Oui, car on s'est lancés dans une grande campagne de promotion
sur les bases de données, avec des affiches dans le métro,
des spots télé sur TF1, des publicités dans les journaux,
des millions de fax envoyés dans les entreprises
On a même
diffusé un prospectus qu'on a imprimé à 15 millions
d'exemplaires. Et c'est à ce moment-là que les Editions
Législatives ont décidé de nous attaquer pour contrefaçon
en disant qu'elles étaient à l'origine de la synthèse
des conventions collectives et qu'on avait purement et simplement repompé
leurs données.
Et ce n'est pas le cas, au fond ?
Mais non. D'ailleurs, on a fait la même chose avec les lois votées
par l'Assemblée Nationale, les arrêts de la Cour de Cassation,
les annonces légales
Et chaque fois, ceux qui disposent d'un
monopole sur le créneau nous attaquent en nous accusant de nous
approprier des informations publiques. Mais ces gens-là n'ont jamais
compris que pour réaliser ces bases de données, il faut
collecter les informations, les synthétiser, les classer et les
organiser pour permettre à chacune d'y accéder plus facilement.
Ce qui représente des milliers d'heures d'informaticiens, de juristes,
de journalistes
Donc, des millions de F d'investissement. Du coup,
il ne s'agit pas d'un plagiat comme veulent le faire croire ces gens-là
en défendant leur monopole, mais d'une véritable création
à partir de données publiques qui n'appartiennent en fait
à personne. En effet, pourquoi un texte de loi ou une convention
collective serait la propriété d'un éditeur ? C'est
absurde !
La principale difficulté que vous avez rencontré
?
Le plus dur, ça a été justement d'affronter tous
ces notables dont le pouvoir repose sur la détention d'un savoir
: les médecins, les officiers ministériels, les notaires,
les commissaires-priseurs, les conseils en propriété industrielle
Et ça a été d'autant plus dur qu'on a été
les premiers à s'attaquer à leur monopole.
Vous avez fait l'objet de pressions ?
Oui, de pressions énormes. On ne compte plus les assignations et
les procès qu'ils ont engagés contre le groupe Serveur.
Exemple : quand j'ai voulu publier les milliers de procès verbaux
judiciaires qui sont dressés par les huissiers et les commissaires-priseurs
avant les ventes aux enchères, il y a eu une réaction très
vive de cette profession.
Vous avez cédé ?
Non, ces informations sont publiques, on n'avait pas à céder
à ces notables. J'avoue même que j'ai éprouvé
un certain plaisir à défier ces gens-là ! Grâce
au Minitel et à Internet, aujourd'hui, tout le monde peut avoir
accès à ces informations que jusque là on essayait
de cacher. C'est d'ailleurs ce même réflexe qui explique
qu'il y ait en France une telle résistance face au développement
d'Internet.
L'origine de cette résistance ?
En France, à la différence des Etats-Unis, tout le système
est construit sur la rétention du savoir et de l'information. Et
beaucoup de gens vivent de ces systèmes, notamment tous ces notables
qui sentent bien qu'ils ne vont plus pouvoir préserver leur pouvoir
et leurs privilèges face à la montée en puissance
d'une information accessible à tous. D'ailleurs, pour eux, Internet
est une catastrophe parce qu'il se retrouvent tous nus. Et c'est ce qui
explique la réaction des Editions Législatives. Au fond,
c'est un débat entre les Anciens et les Modernes et on sait bien
que c'est toujours les Modernes qui finissent par l'emporter.
Mais dans cette affaire, les Editions Législatives
ont gagné pour contrefaçon !
Oui, mais c'est totalement incompréhensible. Comme on travaille
à partir des mêmes données qui sont issues du Journal
Officiel, il est normal qu'on arrive à peu près aux mêmes
résultats et qu'on emploie les mêmes mots, les mêmes
expressions
Mais toutes ces données sont publiques et en
aucun cas, elles n'appartiennent à cet éditeur. Le problème
en fait, c'est que devant la justice, on n'a pas pu se défendre
car les magistrats ont écarté des débats le fait
qu'on avait créé un logiciel de banque de données,
ce qui démontrait tout le travail qu'on avait apporté.
Mais vous avez quand même causé un préjudice
important pour cet éditeur !
Non, une expertise qui a duré trois ans a démontré
que le préjudice des Editions Législatives n'était
pas démontré par notre arrivée sur le marché,
tout en expliquant que si on retrouvait des milliers de termes similaires
aux Editions Législatives dans nos bases de données, c'est
parce qu'on avait travaillé à partir des mêmes textes
qui étaient publics.
Vous pensiez vraiment gagner ce procès ?
Je savais qu'on dérangeait tout un système. C'est pour ça
que même en sachant qu'on avait raison, je m'attendais à
être condamné. Mais on s'attendait au pire à une réparation
symbolique de 150 000F maximum. Mais quand j'ai appris qu'on était
condamné à 10 millions de F, j'ai été complètement
sonné. Surtout que cette condamnation était accompagnée
d'une demande de paiement immédiat, ce qui revient à un
assassinat judiciaire. Il faut en effet savoir que cette condamnation
est une des plus fortes de toute l'histoire du XX° siècle en
matière de propriété industrielle hors brevets. C'était
du jamais vu.
Et vous avez payé ?
Oui. J'ai bien été obligé. D'ailleurs au total, avec
les frais d'avocats, cette affaire m'a coûté aujourd'hui
18 millions de F. N'importe qui aurait été ruiné
par une telle affaire, mais grâce à l'argent que j'ai gagné
sur le Minitel, j'ai pu tenir. Mais je peux vous dire qu'aujourd'hui,
je ne vais pas en rester là.
Concrètement, qu'est-ce que vous allez faire ?
Les Editions Législatives ont cherché par tous les moyens
à nous asphyxier financièrement, en nous envoyons des bataillons
d'huissiers. C'était du délire. C'est comme ça que
je me suis rendu compte qu'on était au cur d'un vaste trafic
d'influence qui visait à nous empêcher d'accéder au
marché des conventions collectives qui est une véritable
mine d'or pour certains. En fait, ces gens-là ne défendent
pas des principes mais uniquement un business qu'ils veulent se garder
pour eux en s'appuyant sur le lobby des professions juridiques. Ce qui
est scandaleux. Ils ont d'ailleurs réussi à couler un grand
nombre de petites sociétés qui se lançaient justement
sur ce créneau. Et ils n'ont pas hésité dans cette
affaire à me menacer en utilisant de véritables méthodes
de voyous.
Mais vous aussi, vous les avez menacés puisqu'il
y a une plainte contre vous ?
C'est vrai que j'ai moi aussi pété les plombs à un
moment donné. On me considère souvent comme un original
ou un provocateur, mais là, j'ai vraiment eu peur et j'ai réagi
à ma manière en utilisant le mêmes méthodes
que ces gens-là. Mais face à un tel acharnement et une telle
injustice, il y avait vraiment de quoi devenir fou. J'ai pourtant l'habitude
des procès, mais là je me suis retrouvé avec 230
actes de procédures sur mes sociétés et sur mes banques,
avec des frais d'huissiers qui pouvaient atteindre jusqu'à 150
000F par jour. C'est terrible. D'ailleurs, après cette condamnation
à 6 million de F, ils ont continué à s'acharner en
me réclamant encore 40 millions de F de dommages et intérêts,
mais aussi l'arrêt total du Serveur Administratif. En fait, ce qu'ils
cherchaient, c'était notre mort totale.
Où vous en êtes aujourd'hui ?
On vient de gagner sur la demande d'arrêt de toutes les banques
de données du Serveur Administratif. Ce qui est une première
victoire car la Cour d'Appel reconnaît que le droit social n'appartient
pas aux Editions Législatives, ce qui nous permet de continuer
à exploiter nos données. Mais on a aussi porté plainte
pour faux et usage de faux dans la décision qui nous a condamnés
à payer 6 millions de F car les Editions Législatives avaient
produit à l'audience un faux document sur lequel le juge s'est
appuyé pour nous condamner. On a aussi décidé de
contre-attaquer en faisant appel devant la Cour de Cassation et là,
on a de grandes chances de gagner, car je ne peux pas croire que des juristes
honorables puissent déclarer qu'il y a des droits d'auteur sur
la contraction de textes officiels.
Vous êtes optimiste ?
Oui, d'autant plus que nos perpectives sont bonnes. Le Serveur Administratif
réalise déjà 1 à 1,2 million d'euros (7 à
8 millions de F) de bénéfice net par an, rien qu'avec les
conventions collectives et on continue à se développer,
notamment grâce aux 35 heures, qui chamboulent tout le droit social.
L'année prochaine, on vise 15 millions d'euros (100 millions de
F) de chiffre d'affaires rien que sur ce créneau. Quant au groupe
Serveur qui réalise 75 millions d'euros (480 millions de F) de
chiffre d'affaires avec 350 salariés, on prévoit toujours
de s'introduire en Bourse d'ici la fin de l'année. Et les perspectives
n'ont jamais été aussi bonnes avec l'explosion d'Internet
qui représente, à l'horizon 2003, un marché colossal
car il y aura alors 1 milliard d'internautes dans le monde. Notre métier,
c'est en fait la diffusion d'informations publiques pour les rendre accessibles
au plus grand nombre. Et c'est pour ça qu'on se heurte à
l'opposition virulente de quelques notables qui, au contraire, veulent
être les seuls à pouvoir en profiter. Mais je crois que cette
époque est révolue même si certains résistent
encore aujourd'hui.
Propos recueillis par Loïc Tanant
copyright ©Lyon Mag
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