Deco
Insolite
"Une oeuvre d'art monumentale"
Murs défoncés et noircis, tags impressionnants,
pluie de météorites dans le parc... Le Lyonnais Thierry Ehrmann
est en train de transformer la superbe villa du 16e siècle qu'il habite
à Saint-Romain-au-Mont d'Or, et où il a installé le siège
de son groupe Serveur spécialisé dans les banques de données
avec notamment Artprice.com, un site internet leader pour la cote des oeuvres
d'art. Thème retenu pour cette "rénovation" : le chaos,
un programme assez original pour lequel il a fait appel à plusieurs artistes
dont le célèbre Ben. Résultat étonnant à l'image
de Thierry Ehrmann qui a accepté pour Lyon Femmes d'ouvrir les portes de
son domaine, au coeur du village de Saint-Romain.
L'origine du domaine de la Source ?
Thierry Ehrmann : Au début des années 90, je cherchais un lieu d'exception
qui corresponde à ma passion pour la période médiévale
mais aussi à mon activité qui est la construction de bases de données
sur internet. Notamment un espace qui permette d'accueillir les 270 000 manuscrits
et catalogues qui ont servi à la construction d'Artprice.com, un site internet
aujourd'hui leader mondial pour la cote de l'art. Avec l'idée que ce lieu
de travail aurait une partie privative où je puisse également vivre.
Le déclic ?
Quand je suis tombé sur cette propriété d'un hectare, située
en plein coeur du village de Saint-Romain-au-Mont d'Or, à une dizaine de
kilomètres de Lyon, ça a été le coup de foudre. Au
départ, ce domaine, qui a été construit à la fin du
Moyen-âge, était une grosse ferme, puis une maison religieuse avant
de devenir un relais de diligence. Sur les 10 000 m2, il y a 6 900 m2 habitables,
avec des souterrains et des passages qui remontent à l'époque romaine
puisqu'on est situé sur la route des aqueducs qui permettaient d'alimenter
Lyon en eau. Et quand je l'ai acheté, ce domaine était occupé
par le patron du Progrès, à l'époque, Denis Huertas.
Les travaux que vous avez effectués ?
Au total, j'ai réalisé entre 2 et 3 millions d'euros de travaux.
En fait, j'ai tout refait, mais en respectant les lieux. Exemple : toute l'enceinte
a été refaite avec des murs en pierres dorées qui proviennent
de carrières du Beaujolais, comme il y a deux siècles. Les murs
ont été montés avec de la chaux à l'ancienne et un
mélange de mortier dans lequel les pierres ont été piquées
avec d'être sculptées une par une.
Il y a aussi des parties plus modernes ?
Oui, car il a fallu aménager des salles-machines souterraines, capables
d'accueillir les bases de données des 15 sociétés du groupe
Serveur, avec 130 kilomètres de fibre optique, 120 caméras thermiques,
des groupes électrogènes de 300 kilowatts et un système de
captage relié à la source. Du coup, avec l'internet par satellite
et grâce à notre propre production d'énergie et d'eau, on
est autosuffisants.
Comment vous avez conçu cette première rénovation ?
Comme je suis passionné d'architecture, j'ai redéfini tous les espaces
en les dessinant moi-même. Pour les bâtiments, j'ai gardé les
murs en pierres dorées, mais en creusant, on a retrouvé des pierres
tombales, des armes, et même récemment, en face de mon bureau, des
vestiges d'un village médiéval. Ce qui a permis de faire classer
le domaine par la préfecture.
Le style de la décoration ?
Il est essentiellement meublé avec du mobilier de l'époque médiévale :
des coffres gothiques d'apparat, des pressoirs, des Christ en croix, des chayères,
des crédences, des reliquaires, mais aussi des retables dont je fais la
collection depuis 15 ans. Ainsi que des tableaux de l'école espagnole qui
datent du 16e siècle et des peintures flamandes du 17e siècle. Je
n'hésite d'ailleurs pas à parcourir toute l'Europe pour acheter
ces pièces du 13e au 16e siècles.
La particularité de ces meubles ?
Ce sont des meubles monumentaux et très lourds, souvent en chêne.
Mais très rustiques car on était à cette époque seulement
au début de l'ébénisterie. Des centaines d'oeuvres d'art
contemporaines sont également accrochées aux murs, des peintures
de Robert Combas, des peintres modernes américains, des photographies d'artistes
allemands, des sculptures de César... Et puis comme je suis moi-même
sculpteur, je réalise aussi une partie du mobilier.
Le style de vos sculptures ?
Je récupère d'anciennes machines-outils industrielles que je détourne
de leur fonction première en les transformant en oeuvres d'art. J'en ai
réalisé une centaine aujourd'hui. Ça peut être d'immenses
tables en bois exotique avec des pieds réalisés à partir
d'énormes filtres à huile ou d'ailettes de refroidissement d'avion.
Mais aussi une table de chevet faite à partir d'une presseuse de 4 tonnes.
Ou encore des tours lumineuses créées à partir d'anciens
ordinateurs IBM, avec des grands tubes de verre et des galettes de silicium...
Sans oublier l'oeil du cyclope réalisé à partir d'un énorme
rouage métallique. J'ai même été obligé d'éventrer
des murs pour faire entrer certaines oeuvres monumentales. Mais de cette éventration,
je crée une histoire en lui donnant du sens.
Les matières que vous préférez ?
Je travaille beaucoup les métaux et le verre. Mais c'est le cuivre qui
me fascine. Je le tords et j'en fais des lampes ou des tables. J'ai même
fait poser 800 m2 de toits en cuivre qu'on a travaillés avec des acides,
du phosphate, et de la soude. Ce qui donne des effets de couleurs extraordinaires
selon les différents moments de la journée.
Votre couleur préférée ?
Le noir, qui est la couleur des murs de mon bureau. Mais pour moi, ce n'est pas
une couleur synonyme de mort. D'ailleurs, en Orient ou en Asie où on porte
le deuil en blanc, c'est le blanc qui est le symbole de la mort. Alors que le
noir est une couleur alchimique et merveilleuse dans laquelle transfigurent toutes
les autres couleurs.
Ce qui vous inspire dans votre démarche ?
Pour moi, il y a une grande différence entre l'art et la décoration.
Car l'oeuvre d'art doit questionner, alors que la décoration doit d'abord
créer une harmonie. Alors que l'oeuvre d'art peut être violente,
et même parfois faire hurler. C'est pour ça que le domaine de la
Source est un lieu hors du commun. Car j'ai voulu faire de ce domaine une oeuvre
d'art monumentale dont le thème est l'esprit de la Salamandre. Un projet
un peu fou qui est une invitation à un voyage imaginaire...
C'est pour ça que vous avez décidé de tout bouleverser
dans ce domaine ?
Oui, il y a quelques années, j'ai décidé de faire un véritable
braquage artistique en détournant cette somptueuse propriété
bourgeoise. Avec des dizaines d'artistes. Car la Salamandre qui a toujours été
le symbole du groupe Serveur est un animal mythique qui résiste au feu,
donc symbole d'immortalité. Du coup, j'ai décidé que chaque
pierre du domaine serait frappée du signe de la Salamandre, ce qui représente
70 000 à 80 000 interventions ! Mais j'ai également demandé
à des artistes de travailler sur ce thème de la Salamandre en réalisant
des peintures, des sculptures, des hiéroglyphes, des lithographies avec
des chalumeaux, des lances thermiques, des tronçonneuses ou des pinceaux
chinois, mais aussi en utilisant toutes sortes de matériaux. Bref, on vit
dans l'expérimentation permanente...
Mais pourquoi toutes ces météorites dans votre jardin ?
Je travaille sur la théorie du chaos depuis les attentats du 11 septembre
2001 qui ont changé ma vision du monde. D'ailleurs, aujourd'hui, de nombreux
artistes et scientifiques travaillent sur ce thème. Et j'ai décidé
de transformer ce domaine en demeure du chaos. C'est pour ça qu'on est
en train d'éventrer les murs qu'on noircit avec une teinture spéciale
pour donner l'impression que tout a été carbonisé. On construit
aussi des cratères dans le jardin avec des blocs de granit et des coulées
en béton qui représentent des coulées de lave...
En fait, vous défigurez complètement votre domaine ?
Non, car tout ça a du sens. C'est ma façon d'interpeller les gens
sur ce qui se passe aujourd'hui dans le monde. Du coup, j'ai abandonné
mon statut d'entrepreneur pour celui de plasticien en m'inscrivant à la
Maison des auteurs.
Mais reconnaissez que c'est d'abord une provocation !
Non, car c'est l'aboutissement d'un travail de plusieurs années. Tout a été pensé
et étudié à partir d'images de synthèse. Et puis je travaille avec des artistes
reconnus comme Ben, mais aussi des jeunes comme Nicolas Delprat qui a déjà un parcours
artistique incontestable. Et c'est une démarche qui exige un investissement important, d'autant
plus qu'on fait venir des blocs de granit de 15 à 20 tonnes par camions spéciaux. D'ailleurs,
il y a aujourd'hui plus de 900 météorites dans le domaine, et chaque bloc fait entre 1
et 4 tonnes. On a déjà dépensé 1 million d'euros en travaux. Et ce n'est
pas fini !
Comment vous installez ces météorites ?
Elles sont d'abord lavées avec des jets d'eau haute pression, puis elles
subissent l'épreuve du feu, c'est-à-dire qu'on les chauffe avec
des chalumeaux spéciaux, ce qui permet d'évacuer la terre présente
dans les pierres, et ensuite on utilise des teintures préparées
chimiquement pour les noircir. Avant de les déplacer à l'aide de
grues et de les fixer dans les pièces, les murs, les arbres et même
la piscine. Exemple : dans chaque chambre d'invités, il y a une énorme
météorite au-dessus de chaque lit. Et on va même faire venir
une météorite de 32 tonnes qui sera suspendue par un seul câble
au-dessus d'une table qui sera installée sur le terrain de tennis.
Comment réagissent vos voisins ?
L'art ne peut pas faire l'unanimité, mais je crois que mes pires détracteurs
ont compris que tout ça s'inscrit dans une démarche d'auteur. Même
s' ils ne sont pas obligés d'apprécier ce que je fais. En tout cas,
pour moi, c'est un pari audacieux, car je mets quand même en péril
un domaine qui vaut entre 5 et 6 millions d'euros. Mais je m'inscris dans la durée.
Votre objectif ?
Créer à Saint-Romain-au-Mont d'Or le Musée de l'Organe que
j'avais prévu au départ de réaliser sur les bords de Saône.
Mais finalement, j'ai préféré faire de ce domaine une espèce
de factory en hommage à Andy Warhol, c'est-à-dire un lieu d'invention
permanent avec des artistes qui travaillent dans l'enceinte du groupe Serveur.
C'est d'ailleurs ici qu'on va construire un bunker dessiné par l'artiste
plasticien Mathieu Briand avec l'architecte Rudy Ricciotti. Un projet qui a obtenu
un prix à la Biennale de Venise. J'ai également prévu de
faire construire 9 bunkers identiques de ce type dans le monde qui seront des
maisons d'artistes construites à la façon de Le Corbusier avec des
millions de m3 de béton, mais aussi des puits de lumière, des passages
secrets...
Propos recueillis par Loïc Tanant
copyright ©2004 LYON FEMMES
Pour en savoir plus sur ce futur musée de l'Organe :
www.organe.org
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