Enquête
Internet,
commissaire-briseur
L'amateur d'art qui veut acheter ou vendre une uvre passe de plus en
plus par Internet. Les grandes maisons de ventes sont-elles menacées ?
Sur eBay, j'achète des tableaux et des lithos qui valent entre 750 et
3 000 euros. " Le marchand d'art parisien Hervé Lourdel ne se
contente pas d'écumer les salles de vente pour dégoter une nouvelle
perle de la " figuration narrative " - la version française du
pop art. Il clique sur eBay. Sur son ordinateur, il a rajouté depuis plus
d'un an à ses favoris la rubrique " Art £ Antiquités
" du courtier en ligne. Traquer les tableaux sur ce site fait désormais
partie de son quotidien. " Internet a modifié le métabolisme
du marché de l'art ", dit-il. Concrètement, le terrain de chasse
d'Hervé Lourdel s'est élargi et il lui permet de faire d'énormes
économies : quand il vend un objet via eBay, il paye une commission comprise
entre 3 % et 4 % du prix de vente... Précédemment, lorsqu'il passait
par une salle des ventes, le prix final incluait des commissions qui atteignaient
40%.
Comme Hervé Lourdel, des dizaines de galeristes, de marchands et de collectionneurs
privés font désormais affaire sur Internet en court-circuitant les
salles des ventes. Leurs emplettes en ligne ne
représentent encore qu'une part marginale de leur chiffre d'affaires. Mais
les petits ruisseaux font les grandes rivières. Le volume des biens culturels
vendus aux enchères en ligne a atteint 55 millions d'euros en 2004 sur
le site d'eBay France, selon le dernier rapport d'activité du Conseil des
ventes. 55 millions d'euros ? À titre de comparaison, le géant des
ventes aux enchères, Christie's, réalise en France, un chiffre d'affaires
de 74,9 millions d'euros. Autre symptôme révélé par
le Conseil des ventes : en salle des ventes, la part des objets de faible valeur
a chuté de 34 % en 2004.
Le débat de fond : qu'est-ce qu'un bien culturel ?
La présence d'eBay, où de nombreux professionnels vendent des
objets à moins de 100 euros, n'est pas étrangère à
la baisse... Et ce n'est qu'un début : quelle sera la situation lorsque
les Français utiliseront eBay comme les Allemands ou les Américains
? Il y a déjà outre-Rhin 10000 vendeurs "professionnels"
sur le site, et 430 000 utilisateurs aux États-Unis y gagnent leur vie...
Dans les coulisses feutrées des salles des ventes, c'est le branle- bas
de combat. " II y a distorsion de concurrence, dénonce Antoine Beaussant,
membre du Conseil des ventes. Aucune contrainte réglementaire d'agrément,
d'expertise, d'assurance et de responsabilité ne pèse sur les gestionnaires
de sites de courtage aux enchères par voie électronique. "
En clair, n'importe qui peut vendre n'importe quoi... sans payer la moindre taxe.
L'incursion d'eBay sur les chasses gardées des barons du secteur énerve
ces derniers. " Cela me dérange intellectuellement, explique François
Curiel, évoquant pêle-mêle " des objets de provenance
douteuse ", " l'absence de garantie pour les acheteurs " et un
" nid de fraude fiscale. "
Alors, eBay, bourreau des marteaux ? " Impossible, rétorque sa filiale
française : des biens culturels, eBay France n'en propose pas ! "
Et cette huile sur toile alors, signée du peintre français Olivier
Debré, datée de 1976, et en cours d'enchères sur le site,
à 6 000 euros ? " Nous ne proposons pas de biens culturels au sens
de la loi ", argumente Bénédicte Deleporte, directrice juridique
d'eBay France. La loi du 10 juillet 2000 a effectivement interdit aux " courtiers
en ligne " de proposer des biens culturels. Mais elle a omis de définir
la notion de bien culturel ! Du coup, eBay France s'abrite derrière un
décret de 1993 du code des Douanes, modifié en 2004, qui définit
quatorze catégories de biens "culturels". Mais on ne trouve là
essentiellement que des trésors nationaux et des biens présentant
un " intérêt historique, artistique ou archéologique
". Les huiles sur toile doivent avoir plus de cinquante ans et valoir plus
de 150 00 euros et les photos plus de cinquante ans et coûter plus de 15
000 euros pièce... En dehors de ces catégories, le champ est libre.
Donc vaste. Renaud Donnedieu de Vabres, le ministre de la Culture devrait combler
ce vide juridique avant la fin de cette année.
Près de Lyon, dans une vaste propriété bourgeoise transfigurée
en siège social destroy par plusieurs artistes contemporains et surnommée
la " Demeure du Chaos ", un homme se fiche de ces batailles sémantiques
: Thierry Ehrmann, le fondateur du site Artprice. Sa dernière innovation,
installée le 9 février 2005 sur son site (artprice.com), ne repose
pas sur le système des enchères, mais porte, elle aussi, un gros
coup de pioche dans le jardin bien peigné des salles des ventes. Artprice,
qui est la principale banque de données sur Internet pour les cotations
d'uvres d'art, propose en effet aux 985 000 clients qu'elle revendique un
système de petites annonces payantes (19 euros pour une parution d'un mois).
Des Picasso, des Dali, des Warhol en vente sur le Web
Vous voulez vendre une aquarelle de Matisse ? Vous mettez en ligne ses caractéristiques,
exactement comme vous le feriez pour une petite annonce automobile. L'acheteur
intéressé vous contacte et vous faites affaire. Depuis le 3 juin,
une version spécifique de ces annonces est proposée aux professionnels
de l'art pour un abonnement de 99 euros par an. En clair, ils peuvent ouvrir en
ligne et à l'année une boutique (un " Artprice store "),
en plus de la galerie réelle qu'ils possèdent. En sept mois de fonctionnement,
le système a attiré les foules. Plus de 26 000 oeuvres d'art
De plus en plus de professionnels ayant pignon sur rue ouvrent une galerie
en ligne
étaient proposées à la vente cet été, chiffre
qui devrait atteindre 95 000 d'ici à la fin de l'année, selon Ehrmann.
Il affirme avoir vu débouler chaque jour des annonces par centaines, et
non des moindres : 18 Picasso, 36 Dali, 10 Chagall, 7 Warhol et 10 Miro la dernière
semaine de juillet. Des chiffres à rapprocher des 74 300 uvres proposées
par les cinq premières maisons de vente (Christie's, Sotheby's, Bonhams,
Dorotheum et Tajan).
Deux places de marché significatives existent, la technologie est mûre
et l'accès des Français à l'Internet rapide se généralise.
Bref, les conditions sont réunies pour que le mouvement se poursuive. Seul
hic, de l'avis de tous : l'authenticité des biens et la sécurité
de la transaction. " Les garanties contractuelles offertes lors d'une transaction
en ligne brident réellement le potentiel de développement ",
souligne Peter Neerinckx, responsable pour la France du site Artnet, un concurrent
d'Artprice dans les banques de données qui a ouvert depuis 1997 des vitrines
de ventes pour les galeries d'art sur son site. François Curiel insiste,
lui, sur la notion de confiance dans l'intermédiaire, essentielle pour
le vendeur et l'acheteur d'art. " Je me souviens, raconte le patron de Christie's
France, d'un voyage au fin fond de l'Argentine; la seule évocation du nom
de Christie's et un petit bout de papier ont suffi pour convaincre le vendeur
de nous confier un tableau d'un million de dollars. " Quand on achète
ou vend sur Internet, est-on vraiment sûr d'être entre gens de bonne
moralité ?
Les sites web n'engagent pas leur responsabilité
EBay et ArtPrice dégagent toute responsabilité juridique sur
les transactions effectuées via leur intermédiaire. L'acheteur est
livré à lui-même, seul face au vendeur, comme dans une brocante.
Artprice compense en partie cette incertitude en obligeant le vendeur à
indiquer les caractéristiques de l'uvre qu'il met en vente (catégorie,
dimension, signature, facture...), dans un formulaire très détaillé.
" Cette normalisation rigoureuse des annonces offre des garanties sur l'authenticité
des biens et constitue la dé de notre succès ", explique Thierry
Ehrmann. Sur eBay, les vendeurs sont notés par les acheteurs. Mais ce pedigree
n'exclut pas l'incident : " L'occasion fait le larron, note Hervé
Lourdel. Comme sur les brocantes, on y va à l'intuition et à l'expérience.
"
Le risque de se retrouver avec un faux sur les bras n'est donc jamais nul. C'est
la principale limite au développement des ventes d'art sur Internet, entre
particuliers en tout cas. Voilà pourquoi eBay et Artprice seront utilisés
majoritairement à l'avenir par des professionnels ayant pignon sur rue
et offrant des garanties et des sécurités sur les objets vendus.
Les commissaires-priseurs eux-mêmes notamment. " II reste des places
à prendre, souligne Antoine Beaussant. Mais cela ira très vite.
" Chez Artprice, les vendeurs qui ont ouvert un "magasin" sont,
pour 56,2 % des galeries, pour 6,3 % des experts et pour 7 %... des maisons de
vente. Bref, des professionnels qui migrent sur Internet ! Y compris ceux qui
ont déjà une boutique sur eBay. " Ils ont tous aussi un art
store chez nous ", explique Ehrmann, qui ne dément pas la possibilité
de futurs possibles partenariats avec eBay... " Wait and see, sourit François
Curiel, le patron de Christie's. " Mettons... " C'est une des meilleures
vitrines du marché et l'une des moins chères ", affirme immédiatement
un galeriste. La preuve ? Tajan, la célèbre maison de ventes de
Bernard Amault a déjà ouvert son ArtPrice Store !
PIERRE AGÈDE
copyright ©2005 Arts Magazine
CHRISTIAN GIACOMOTTO,
PDT DU CONSEIL DES VENTES
Le régulateur
Christian Giacomotto préside l'autorité de régulation
du marché français des ventes publiques. Cet organisme estime qu'un
site comme eBay propose au consommateur des objets d'art sans obéira la
législation qui régit la vente des biens dits culturels (agrément
de l'intermédiaire, expertise, assurance, etc.). D'où une distorsion
de concurrence en défaveur des maisons de ventes aux enchères traditionnelles.
Ebay répond qu'il ne vend pas de " biens culturels " au sens
de la loi. On attend du ministère de la Culture une définition précise
de la notion...
THIERRY EHRMANN,
PDG DE ARTPRICE
Le rebelle lyonnais
Thierry Ehrmann, un Lyonnais de 43 ans, est PDG du site de cotations Artprice
qu'il a fondé en 1997. Le 9 février, il a ouvert sur Internet une
place de marché pour professionnels, les Artprice Stores, permettant au
vendeur d'une uvre d'art de la présenter en ligne. Ehrmann revendique
26000 uvres mises en vente 5 mois après son lancement. Le cours de
son action (8,6 euros) a doublé depuis juin dernier. Il est photographié
ici dans la cour de son siège social, près de Lyon, une ancienne
propriété bourgeoise détournée par lui-même
et par des artistes contemporains dans un style rebelle.
GRÉGORY BOUTTÉ,
DIRECTEUR D'EBAY FRANCE
Le prédateur américain
Sa maison mère eBay.com, fondée en 1995 par le Français
Pierre Omydiar, est la plus grande réussite mondiale du commerce en ligne.
Quelque 147 millions d'utilisateurs vendent et achètent sur le site. En
France, selon le Conseil des ventes, la section d'objets d'arts sur eBay vend
déjà plus que la célèbre maison de vente Tajan.
FRANÇOIS CURIEL,
PATRON FRANÇAIS DE CHRISTIE'S
Le gardien du temple
François Curiel, patron français de Christie's, leader mondial
des enchères, est formel : Internet n'est pas viable pour concurrencer
les grandes maisons de ventes. " L'expertise des biens mis en vente est indispensable
et la confiance du vendeur et de l'acheteur dans la maison de vente un argument
essentiel ", martèle-t-il.
copyright ©2005 Arts Magazine
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